Reporterre | 5 août 2025 | Reportage – monde

Depuis la chute d’Assad, des milliers d’agriculteurs syriens retrouvent leurs terres. Pleins d’espoir, ils se heurtent à des obstacles importants, mais s’entêtent à lancer des projets novateurs.

Damas, Alep (Syrie), reportage

Des villages défilent, leurs maisons détruites ou à l’abandon, des terres jaunies et craquelées par la morsure féroce du soleil. Par-ci par-là, des oasis de verdure rompent la monotonie des paysages ternes dans la périphérie rurale au sud d’Alep. La guerre, l’exil et la sécheresse sont passés par là, mais l’espoir renaît. Huit mois après la chute du régime de Bachar al-Assad, le 8 décembre 2024, des milliers d’agriculteurs syriens sont revenus cultiver la terre de leurs ancêtres.

Les plants d’Ibrahim [1] en sont la preuve, leurs petites fleurs blanches ondulant dans le vent. Ici, dans le petit village rural de Zarbah, l’ancien réfugié a monté un projet de semences paysannes et bio sur 5 dunams (5 km²), y faisant pousser toute sorte de légumes, d’herbes et de plantes aromatiques pour en récupérer les précieuses graines.

« J’ai dû quitter mon village la première fois en 2013 à cause des combats et suis parti me réfugier dans la vallée de la Bekaa, au Liban », explique celui qui travaillait sa propre terre en parallèle d’un emploi dans une entreprise locale de céramique, avant la guerre.

C’est au Pays du cèdre qu’il a rencontré une constellation de Syriens, Libanais et Français actifs dans l’agroécologie — avec qui il allait, en 2016, cofonder une association de semences paysannes et d’agriculture bio, Buzuruna Juzuruna. « J’ai tout appris auprès d’eux, comment espacer mes plants, comment les irriguer au goutte-à-goutte, comment reproduire les semences génération après génération — et j’ai voulu rapporter tout cela en Syrie », dit-il avec fierté.

Ibrahim, ancien réfugié syrien au Liban, a monté une ferme de semences paysannes bio à Zarbah (province d’Alep). Ici, le 27 juin 2025. © Philippe Pernot / Reporterre

En 2017, Ibrahim est rentré en Syrie : une partie du nord-ouest syrien venait d’être libérée du joug d’Assad par une coalition de rebelles islamistes, dont le groupe Hayat Tahrir el-Cham (HTC). Mais las, son village s’est retrouvé de nouveau près de la ligne de front, et il est reparti en exil dans les « zones libérées » près d’Alep — où il a monté une ferme de semences bio.

« Lors de notre fuite, nous avions perdu nos semences. Il a fallu en faire rentrer en les cachant dans nos vêtements et en payant des pots-de-vin aux checkpoints de l’armée syrienne », se souvient Ibrahim.

C’est ainsi qu’en pleine guerre civile, tout un réseau de semences paysannes s’est mis en place en Syrie pour apporter ces précieuses graines aux agriculteurs assiégés, avec l’aide d’associations en Europe et aux États-Unis. « Pendant la guerre, les semences sont devenues un outil de résistance contre les sièges et la faim, un outil politique pour la souveraineté alimentaire », explique l’agriculteur.

Ibrahim et son frère se rafraîchissent avec l’eau de leur puits, alimenté par un panneau solaire, à Zarbah. © Philippe Pernot / Reporterre

Cinq ans plus tard, le régime de Bachar al-Assad a chuté à la suite d’une offensive surprise de HTC. « Je suis rentré le premier jour, sans attendre ! Mais j’ai trouvé ma maison pillée par les troupes du régime, il ne restait ni fenêtres, ni portes, ni même les câbles électriques », se désole-t-il.

Autre problème : une sécheresse sans précédent est venue s’abattre sur la Syrie, la pire en soixante ans selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Cette catastrophe a fait chuter les rendements de blé de 75 %, tous les plants sont accablés : un champ entier d’anis planté par le frère d’Ibrahim est maintenant en jachère, asséché. « Tout ce labeur, sous un soleil de plomb, pour rien… C’est dur, psychologiquement. »

Sécheresse et tensions

Pour Brahim Ali, agriculteur originaire de Raqqa mais résidant encore au Liban, la sécheresse et la crise économique retardent le retour de la majorité des agriculteurs syriens. Reporterre l’a rencontré dans les bureaux de l’ONG syro-libanaise pour laquelle il travaille à Bar Elias, dans la vallée de la Bekaa.

« En Syrie, ils auraient besoin de plusieurs milliers de dollars pour reconstruire leur maison et leurs champs, alors qu’ici, ils peuvent vivre une année avec la même somme, ils ont du travail et une situation relativement stable », explique celui qui a mené une étude, pas encore publiée, sur le sujet.

Seulement 500 000 des 2 millions de Syriens exilés à l’étranger ont retrouvé leur chez-eux, selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR).

La terre craquelée par la sécheresse sur les champs d’Ibrahim à Zarbah. © Philippe Pernot / Reporterre

Lui-même a fui en 2011 les massacres de Daraya, ville où il vivait alors et qui a été complètement rasée. « J’avais établi de belles pépinières, mais elles ont été détruites sous les bombes », soupire-t-il. Brahim souhaite maintenant lancer un projet d’agriculture sociale en aquaponie en Syrie, mais il attend encore les autorisations du nouveau gouvernement, et que la situation sécuritaire s’améliore.

« Ceux qui ont coupé des arbres centenaires doivent être punis »

« Si je rentre à Raqqa, je serais peut-être en danger à cause de mes prises de position contre les forces kurdes », dit cet activiste de la première heure. La situation y est délétère, alors que les tensions grandissent entre ses habitants arabes et l’administration kurde qui la contrôle. Ailleurs en Syrie, des affrontements continuent entre les forces armées du nouveau gouvernement d’al-Charaa et des groupes armés druzes, des factions islamistes ou des milices affiliées à l’ancien régime de Bachar al-Assad, alors qu’Israël occupe le Golan au sud et mène des bombardements ailleurs.

Brahim Ali, agriculteur et réfugié syrien au Liban, montre la région forestière de Zabadani avant (à d.) et après la guerre. © Philippe Pernot / Reporterre

Déforestation, pollution aux armes chimiques, désertification : l’environnement syrien, « qui nous était sacré », a grandement souffert de la guerre civile, entre 2011 et 2024. Pour lui, la Syrie doit d’urgence s’atteler à la justice environnementale. « Ceux qui ont coupé des arbres centenaires doivent être punis de la même manière que les bourreaux d’Assad : n’ont-ils pas tout autant détruit notre pays ? » s’interroge-t-il.

Paradis au milieu du désert

À quelques dizaines de kilomètres de là, dans la périphérie est d’Idlib, Azat [*], 38 ans, table sur l’agroécologie pour reconstruire la Syrie. Lui aussi a lancé un projet de semences paysannes bio, qu’il fait pousser avec le compost de ses chèvres, poules et moutons. Son Association syrienne pour l’agriculture bio, dont il est le président, rassemble 37 agriculteurs dans la région d’Idlib et entretient des liens avec d’autres initiatives similaires dans toute la Syrie — il connait Ibrahim, avec qui il a travaillé au Liban.

« Ces projets permettent d’abattre les frontières entre nous. J’ai voyagé au Rojava pour rencontrer des collègues, qui avaient de forts a priori sur les gens d’Idlib [qui seraient rétrogrades et islamistes], mais quand eux sont venus ici, ils ont vu que ce n’était pas le cas », raconte-t-il.

Azat, ancien réfugié syrien au Liban puis déplacé interne, a monté un projet de semences paysannes en autonomie sur sa ferme à al-Thabe. © Philippe Pernot / Reporterre

Ses champs se dressent tel un paradis au milieu d’un paysage désertique, organisés selon des techniques agroécologiques. « Ici, des roses vont attirer des abeilles pollinisatrices et chasser certains insectes. Là, une haie protège les légumes du vent et de l’érosion. Les plants sont éloignés entre eux pour ne pas s’entrepolliniser et pour conserver la pureté des semences », explique Azat en se promenant entre les rangées de tomates, aubergines et autres qui poussent, cueillant là une fleur, là un concombre.

L’irrigation s’y fait soit en goutte-à-goutte, soit via un ingénieux système de minibarrages qui s’écoule telle une rivière. « Notre but est de préserver les semences locales, de les rediffuser parmi les agriculteurs ici gratuitement pour les soutenir, et ainsi retrouver notre souveraineté alimentaire », dit-il.

Ibrahim montre des graines de salade «  khass  » poussant sur sa ferme à Zarbah. © Philippe Pernot / Reporterre

Le chemin pour y arriver est encore long et, pour l’instant, il faut subvenir à l’essentiel. « Entre le coût de la reconstruction de notre maison et nos champs et les pertes liées à la sécheresse, nous n’allons pas gagner d’argent cette saison. Nous espérons vendre certains de nos produits et des conserves dans le futur pour arriver à s’autofinancer », explique l’agriculteur.

Il s’était lui aussi exilé au Liban puis à Afrin plusieurs années avant de retrouver sa terre natale. « Quand je suis revenu, j’étais comme dans un songe, je n’en croyais pas mes yeux », se souvient-il. Maintenant, il rêve de reconstruire une Syrie unie, écologique, souveraine — notamment grâce à ses semences paysannes.

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